La marketplace hybride et la contrefaçon
Si l’utilisateur d’une place de marché hybride peut avoir l’impression que celle-ci commercialise elle-même des produits contrefaisants, elle peut alors être poursuivie pour contrefaçon.
La Cour de justice de l’Union Européenne a été saisie de deux questions préjudicielles dans le cadre de deux affaires opposant Christian Louboutin à Amazon.
Selon M. Louboutin, sur Amazon apparaissent régulièrement des annonces de vente relatives à des chaussures à semelles rouges qui concernent des produits dont la mise en circulation n’a pas fait l’objet de son consentement.
En effet M. Louboutin depuis les années 1990 a ajouté à ses chaussures à talons hauts une semelle extérieure d’une couleur rouge correspondant au code 18–1663TP du nuancier Pantone. Cette couleur, appliquée sur la semelle d’une chaussure à talon haut, est enregistrée en tant que marque Benelux au titre de la convention Benelux en matière de propriété intellectuelle (marques et dessins ou modèles), du 25 février 2005, signée à La Haye par le Royaume de Belgique, le Grand-Duché de Luxembourg et le Royaume des Pays-Bas. La marque est aussi enregistrée depuis le 10 mai 2016 en tant que marque de l’Union européenne.
Le 19 septembre 2019, M. Louboutin a donc introduit une action en contrefaçon de cette marque à l’encontre d’Amazon devant le tribunal d’arrondissement de Luxembourg, demandant qu’Amazon soit déclarée responsable de l’atteinte portée à la marque en cause, qu’elle cesse de faire usage, dans la vie des affaires, des signes identiques à cette marque, sous peine d’une astreinte, et qu’elle soit condamnée au paiement de dommages et intérêts pour le préjudice prétendument causé par ces usages.
Le 4 octobre 2019, M. Louboutin a également saisi le tribunal de l’entreprise francophone de Bruxelles d’une action en contrefaçon.
Les deux juridictions ont formulé deux questions préjudicielles concernant l’application de l’article 9 §2 du règlement 2017/1001 sur la marque de l’Union européenne qui dispose que :
« 2. Sans préjudice des droits des titulaires acquis avant la date de dépôt ou la date de priorité d’une marque de l’Union européenne, le titulaire de cette marque de l’Union européenne est habilité à interdire à tout tiers, en l’absence de son consentement, de faire usage dans la vie des affaires d’un signe pour des produits ou services lorsque :
a) ce signe est identique à la marque de l’Union européenne et est utilisé pour des produits ou des services identiques à ceux pour lesquels la marque de l’Union européenne est enregistrée ; [...]»
Le Tribunal de Luxembourg demandait :
- Si l’usage d’un signe identique à une marque dans une publicité affichée sur un site Internet est imputable à son exploitant (en l’espèce Amazon) en raison du mélange sur ce site des offres propres à l’exploitant et de celles de vendeurs tiers, par l’intégration de ces publicités dans la propre communication commerciale de l’exploitant ;
- Si l’usage d’un signe identique à une marque dans une publicité affichée sur un site de vente en ligne est, en principe, imputable à son exploitant si, dans la perception d’un internaute normalement informé et raisonnablement attentif, cet exploitant a joué un rôle actif dans l’élaboration de cette publicité ou que cette dernière est perçue comme faisant partie de la propre communication commerciale de cet exploitant.
Le tribunal de Bruxelles demandait en plus si l’expédition, sans le consentement du titulaire d’une marque, au consommateur final d’un produit pourvu d’un signe identique à la marque, n’est constitutive d’un usage imputable à l’expéditeur que si ce dernier a une connaissance effective de l’apposition de ce signe sur ce produit.
La Cour de justice rappelle que la notion de « faire usage », au sens de l’article 9, paragraphe 2, du règlement 2017/1001, n’est pas définie par ce règlement, et que selon la jurisprudence constante de la Cour le titulaire de la marque est habilité à interdire l’usage, sans son consentement, d’un signe identique à ladite marque par un tiers, lorsque cet usage a lieu dans la vie des affaires, est fait pour des produits ou des services identiques à ceux pour lesquels la marque est enregistrée, et porte atteinte ou est susceptible de porter atteinte aux fonctions de la marque, parmi lesquelles figure notamment la fonction essentielle de la marque qui est de garantir aux consommateurs la provenance du produit ou du service.
Elle rappelle que son sens habituel, l’expression « faire usage » implique un comportement actif et une maîtrise, directe ou indirecte, de l’acte constituant l’usage.
La Cour avait pu considérer dans une affaire précédente, s’agissant de l’exploitant d’une place de marché en ligne, que l’usage de signes identiques ou similaires à des marques, dans des offres à la vente affichées sur une place de marché, est fait uniquement par les clients vendeurs de cet exploitant et non pas par celui-ci, dès lors que ce dernier n’utilise pas ce signe dans le cadre de sa propre communication commerciale (12 juillet 2011, L’Oréal e.a., C 324/09, 2 avril 2020, Coty Germany, C 567/18). En effet, le simple fait de créer les conditions techniques nécessaires pour l’usage d’un signe et d’être rémunéré pour ce service ne signifie pas que celui qui rend ce service fasse lui-même usage dudit signe, même s’il agit dans son propre intérêt économique.
Mais dans ces affaires la Cour n’était interrogée par rapport à l’incidence du fait que le site Internet de vente en ligne en question intégrait, outre la place de marché en ligne, des offres à la vente de l’exploitant de ce site lui-même. Alors que dans les présentes affaires les juridictions de renvoi s’interrogent précisent sur cet impact.
La Cour répond donc aux questions préjudicielles en ce sens :
« l’exploitant d’un site Internet de vente en ligne intégrant, outre les propres offres à la vente de celui-ci, une place de marché en ligne est susceptible d’être considéré comme faisant lui-même usage d’un signe identique à une marque de l’Union européenne d’autrui pour des produits identiques à ceux pour lesquels cette marque est enregistrée, lorsque des vendeurs tiers proposent à la vente, sur cette place de marché, sans le consentement du titulaire de ladite marque, de tels produits revêtus de ce signe, si un utilisateur normalement informé et raisonnablement attentif de ce site établit un lien entre les services de cet exploitant et le signe en question, ce qui est notamment le cas lorsque, compte tenu de l’ensemble des éléments caractérisant la situation en cause, un tel utilisateur pourrait avoir l’impression que c’est ledit exploitant qui commercialise lui-même, en son nom et pour son propre compte, les produits revêtus dudit signe.
Sont pertinents à cet égard les faits que cet exploitant recourt à un mode de présentation uniforme des offres publiées sur son site Internet, affichant en même temps les annonces relatives aux produits qu’il vend en son nom et pour son propre compte et celles relatives à des produits proposés par des vendeurs tiers sur ladite place de marché, qu’il fait apparaître son propre logo de distributeur renommé sur l’ensemble de ces annonces et qu’il offre aux vendeurs tiers, dans le cadre de la commercialisation des produits revêtus du signe en cause, des services complémentaires consistant notamment dans le stockage et l’expédition de ces produits. »
Dans ces conditions, une marketplace hybride pourrait être retenue pour responsable d’actes de contrefaçon lorsque des vendeurs tiers proposent à la vente, sur son site, des produits contrefaisants, si l’internaute peut faire le lien entre le site et le produit.
Ainsi, les exploitants de marketplace devront porter une attention particulière au respect du droit des marques sur leurs plateformes, y compris concernant les annonces publicitaires qu’elles diffusent, au risque de se voir condamner pour contrefaçon.
Cette décision est à lire dans le cadre de l’entrée en vigueur du Digital Services Act en novembre 2023, en application duquel les marketplaces auront des obligations spécifiques en matière de contrôle des contenus illicites.
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