vendredi 15 janvier 2016

Condamnation d’Orange à hauteur de 350 millions pour avoir mis en œuvre des pratiques anticoncurrentielles sur le marché de la clientèle « entreprise »


1. Estimant que les sociétés France Telecom et Orange France avaient commis des pratiques susceptibles de recevoir la qualification d’abus de position dominante dans le secteur des services de communications électroniques à destination de la clientèle non résidentielle, la société Bouygues Telecom puis la société SFR, ont respectivement saisi l’Autorité de la concurrence en avril 2008 puis en août 2010. 

Sur autorisation du Juge des Libertés et de la Détention du Tribunal de Grande Instance de Paris, les services de l’instruction de l’Autorité ont effectué, le 9 décembre 2010, des opérations de visites et saisies dans plusieurs locaux des sociétés France Telecom et Orange France.

2. L’instruction a permis d’établir que la société Orange avait abusé de sa position dominante en se livrant aux pratiques suivantes :

Discrimination dans l’accès aux informations relatives à la gestion de la boucle locale

Orange possède un réseau d'accès cuivre en quasi-monopole représentant plus de 99,99 % des paires de cuivre en France. La paire de cuivre du réseau téléphonique d'Orange est le principal réseau de boucle locale (dernier maillon du réseau jusqu'à l'abonné) utilisé pour la fourniture de plus de 90 % des accès haut débit et très haut débit, en particulier par le biais de la technologie DSL (ADSL notamment). En pratique, les opérateurs sont amenés à s’appuyer sur l’infrastructure d’Orange et à souscrire aux offres de gros qu’elle propose.

En tant que gestionnaire de la boucle locale, Orange dispose d’informations sur ce réseau, contenues dans des bases de données, notamment dans une base technique appelée « 42 C » qui recense les lignes qui composent le réseau Orange.

Ces informations sont indispensables aux opérateurs tiers pour fournir des services à leurs clients, notamment les données portant sur l’éligibilité et la disponibilité d’une ligne dans le cadre du démarchage et de la commercialisation de leurs services sur le marché de détail.

Or, il apparaît qu’à la différence des opérateurs tiers, Orange bénéficiait d’informations issues de la boucle cuivre plus complètes et plus rapides :

- plusieurs agences de la Direction des Grands Comptes d’Orange ont bénéficié d’un accès à la base « 42 C » sur simple appel téléphonique des agents Orange habilités à accéder aux données issues de la gestion de la boucle locale ; 
- les équipes commerciales des Agences Entreprises d’Orange pouvaient obtenir ces informations dans des conditions plus favorables, tant au regard du contenu qu’en termes de processus.

L’Autorité de la concurrence considère que cette pratique est susceptible d’avoir des effets sur le marché de services de communications électroniques fixes à destination de la clientèle entreprise en protégeant ou en renforçant « artificiellement la position d'Orange en instituant les bases d’une concurrence non fondée sur les mérites ». Par ailleurs, « en ne faisant pas bénéficier les opérateurs d’informations et de processus comparables, Orange a contraint au moins potentiellement les opérateurs tiers dans leur conquête de clientèle et dans leur relation commerciale, ce qui est susceptible de conduire à « élever des barrières à l’entrée sur ce marché » et à « une régression de l'intensité concurrentielle dans le marché de détail ».

La politique commerciale d’Orange en matière de fidélisation de la clientèle entreprise à travers le programme « changer de mobile » constitue une pratique d’éviction.

Sur le marché des services mobiles à destination des entreprises, Orange applique depuis 2002 une politique de fidélisation de la clientèle non résidentielle à travers la mise en œuvre du programme « changer de mobile ». 

Le programme « changer de mobile » permet au client de cumuler automatiquement des points, chaque mois, en fonction de son ancienneté et de sa consommation. Jusqu'au début de l'année 2010, la clientèle non résidentielle ne pouvait utiliser les points acquis que dans le cadre d'un réengagement d'abonnement de 12 ou 24 mois auprès d'Orange et, à partir du début d’année 2010, par la possibilité d’utiliser les points acquis soit dans le cadre d’un réengagement, soit en dehors d’un réengagement. 

Lors de l’entrée en vigueur, en 2007, de la seconde version du processus de portabilité des numéros mobiles, Orange a intensifié l’utilisation de ce programme afin de limiter le taux de résiliation d’abonnements (« taux de churn »).

L’Autorité considère que cette pratique est susceptible de « cristalliser les parts de marché d’Orange en dissuadant le consommateur de faire jouer la concurrence au seul moment où cela lui était possible, c’est-à-dire au terme de de sa période d’engagement » et « en réduisant le nombre de clients potentiels, de créer artificiellement une barrière à l’entrée pour tout nouvel entrant souhaitant pénétrer le marché considéré, et à tout le moins, à conduire à une régression de l’intensité concurrentielle sur ce marché ».

Autre pratique d’éviction : utilisation de remises fidélisantes liées à des engagements de durée et de volume

Dans le cadre de sa politique de fidélisation, Orange a mis en place depuis 2003 plusieurs types de remises de fidélité à destination de la clientèle non résidentielle, notamment :

- la remise « privilège » qui permet aux clients qui le demandent de bénéficier d’une remise de 10 à 15% sur le forfait mensuel en contrepartie d’un allongement de la durée d’engagement de l’abonnement, portée à 24 ou 36 mois et qui comporte un renouvellement par tacite reconduction par période de 12 mois reconductible en l’absence de résiliation adressée par lettre recommandée avec accusé de réception par le client au moins un (1) mois avant la date de fin d’engagement. En cas de résiliation de l’abonnement avant la date de fin de l’engagement, le client doit payer une pénalité égale au montant totale des abonnements mensuels qu’il aurait dû verser jusqu’au terme de la période d’engagement prévue.

- la remise « parc » qui concerne l'ensemble du secteur non résidentiel (fixe, mobile, Internet). Elle s’applique sur le montant du forfait mensuel et son montant varie principalement en fonction du nombre de lignes souscrites du client ou son volume de consommation.  Au-delà de 100 lignes, des remises très importantes peuvent être accordées dans le cadre d'offres individualisées. Cette remise conduit de nombreux clients à s’approvisionner auprès d’Orange car la fragmentation du parc entre plusieurs opérateurs entraîne, par le jeu moins favorable de la remise « parc », un renchérissement du coût des abonnements et des communications fournis par Orange. 
- S’ajoutent à ces remises des remises additionnelles hors catalogue subordonnées à des objectifs de durée d’engagement ou de volume à atteindre qui concourent également à dissuader les clients non résidentiels d’Orange de fractionner leur parc entre plusieurs opérateurs.

L’Autorité de la concurrence estime que :

o d’une part, par le remise « privilège », ce système enferme le client dans des durées longues par l'effet cumulé de  l'allongement de la durée initiale d'engagement, qui passe de 12 à 24 ou 36 mois, et à créer des barrières artificielles à la sortie, au travers notamment d’un mécanisme de réengagement par tacite reconduction et de l’application de frais de sortie anticipés le plus souvent dissuasifs ;
o d’autre part, par le jeu d’un ensemble de remises additionnelles et complémentaires liées à des volumes  de lignes, de consommation ou de chiffre d’affaires (remises « parc », remises d’objectifs, notamment), le système mis en place dissuade le client d’Orange de confier tout ou partie de ses lignes et de sa consommation à un opérateur tiers.

L’Autorité de la concurrence ajoute que la remise « privilège » peut se cumuler avec la remise « parc », de même qu’avec d’autres remises engageantes ou « ré-engageantes » à la durée ou au volume qui peuvent également être offertes, tel que le programme « changer de mobile » et que face à une multitude de dates de fin d’engagement différentes, un client peut difficilement trouver une date de changement d’opérateur lui permettant d’éviter le paiement de pénalités.

L'Autorité considère donc qu’en « renchérissant artificiellement les coûts de changement d’opérateur, notamment les coûts de sortie, en enfermant le client dans la durée et en contraignant au travers d’engagements de volume ou de consommation minimale, cette pratique est susceptible de verrouiller le marché adressable et de protéger artificiellement la position d’Orange ».

Troisième pratique d’éviction : mise en place d'une remise d'exclusivité pour les prestations de réseaux privés virtuels (VPN)

Les entreprises ayant plusieurs sites sur le territoire utilisent un réseau privé virtuel (VPN) permettant d’échanger des données entre eux de manière sécurisée. Comme les autres opérateurs, Orange commercialise sur le marché différentes gammes de services VPN. Si les autres opérateurs s’appuient sur leur propre réseau pour proposer des offres d’interconnexion sécurisées de sites aux entreprises, ils ont également recours dans une large mesure à différentes offres de gros proposées par Orange.

Dans le cadre de ces offres, Orange a mis en place un ensemble de remises tarifaires liées notamment à des engagements de durée ou de quantité, tout en donnant pour consigne à ses forces de vente de ne faire aucune réduction aux clients qui commanderaient à un opérateur tiers une partie des accès concernant des sites de leur réseau VPN, quand bien même les conditions de leur engagement en termes de durée et de quantité auprès d’Orange satisferait aux critères d’attribution des remises définies dans son document de référence.

L’Autorité de la concurrence considère que cette pratique « a pu avoir pour effet de restreindre la concurrence tant au vu de sa capacité à lier les clients qu’au vu de sa capacité à évincer les concurrents ».


3. L’Autorité de la concurrence considère ces pratiques comme graves, dans la mesure où elles ont pour effet d'empêcher, par des moyens ne reposant pas sur une compétition par les mérites, l'accès et le développement des concurrents sur le marché.

Elle souligne également la responsabilité particulière d’Orange qui est l’opérateur historique dans le secteur des télécommunications et qui occupe de ce fait une position stratégique sur l’ensemble des marchés de communications électroniques, tant en ce qui concerne les marché de gros que les marchés de détail. Les pratiques sont d’autant plus graves qu’elles reposent, pour certaines d’entre elles, sur l’exploitation d’infrastructures qui revêtent le caractère d’infrastructures essentielles. En créant des freins artificiels à la pénétration d’acteurs concurrents sur le marché, Orange a méconnu la responsabilité particulière qui lui incombait sur ces marchés.

Les victimes de ces pratiques sont non seulement les opérateurs concurrents d'Orange, mais surtout l'ensemble des entreprises françaises, quelle que soit leur taille. S'agissant des entreprises, les PME, et en particulier les TPE, apparaissent spécialement exposées aux pratiques constatées qui sont susceptibles d’affecter leur compétitivité. S'agissant des opérateurs tiers, l’Autorité relève, qu’au-delà de leur situation concurrentielle sur les marchés de détails, ils ont un lien de dépendance vis-à-vis d'Orange sur les marchés de gros. 

L’Autorité de la concurrence estime que le fait qu'Orange ait mis en œuvre ces pratiques de manière simultanée, pendant près de dix (10) années constitue un facteur aggravant, et ce d'autant plus qu'elle avait pleinement conscience de la portée de ses agissements : Orange a en effet été sanctionnée à six (6) reprises ces dix-huit (18) dernières années pour des pratiques similaires d’éviction ayant pour objet ou pour effet d’élever des barrières à l’entrée sur les marchés et d’empêcher le développement de la concurrence par des moyens ne reposant pas sur une compétition par les mérites.

Concernant le dommage à l’économie, l’Autorité de la concurrence estime notamment que les quatre (4) pratiques ont constitué des obstacles significatifs et cumulatifs au changement d’opérateur et ont contribué à rigidifier un marché qui présentait déjà une fluidité réduite en raison de la réticence des entreprises à changer d’opérateur et de la complexité des processus de migration.

4. Orange a sollicité le bénéfice de la procédure de non-contestation des griefs. Aux termes de cette procédure, l’intéressé doit renoncer à contester, non seulement la réalité de l’ensemble des pratiques visées par la notification des griefs, mais également la qualification qui en a été donnée au regard du droit communautaire et français de la concurrence, ainsi que sa responsabilité dans la mise en œuvre des pratiques.

La rapporteure générale s’est engagée à proposer que la sanction pécuniaire encourue par Orange n’excède pas trois cent cinquante millions (350.000.000) d’euros. 

Cette démarche s’inspire du nouveau dispositif de transaction créée par la loi du 6 août 2015 sur la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques, dite « Loi Macron », qui remplace la procédure de non-contestation des griefs. Le défaut essentiel de l’ancienne procédure de non-contestation des griefs tenait au manque de visibilité sur le montant de la sanction. L’entreprise négociait un pourcentage de réduction sur une sanction qu’elle ne connaissait pas.

Désormais, lorsque l'entreprise ne conteste pas la réalité des griefs qui lui sont notifiés, le rapporteur général peut lui soumettre une proposition de transaction fixant le montant minimal et le montant maximal de la sanction pécuniaire envisagée. Si l'entreprise l'accepte, le rapporteur général propose à l'Autorité de prononcer une sanction dans les limites ainsi fixées. 

Compte tenu, d'une part, de la non-contestation des griefs par Orange, et des gains procéduraux en résultant, et, d'autre part, de la gravité des pratiques, du dommage à l'économie et de la réitération constatée, Orange est condamnée à trois cent cinquante (350) millions d'euros d'amende pour avoir enfreint les dispositions de l’article L. 420-2 du Code de commerce ainsi que celles de l’article 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

L’Autorité de la concurrence précise dans son communiqué de presse qu’à ce jour, il s’agit de l'amende la plus élevée qu’elle ait prononcée pour une entreprise individuelle.

Cette sanction est assortie des injonctions suivantes : 

- mettre en place dans un délai de 18 mois un dispositif garantissant la fourniture aux opérateurs des informations de la boucle locale cuivre issues des mêmes sources, dans les mêmes délais, selon les conditions, et à un niveau identique de fiabilité et de performance que ceux dont bénéficient ses propres services commerciaux. Pendant cette période, Orange mettra en œuvre toute mesure transitoire permettant d'améliorer les conditions dans lesquelles les opérateurs accèdent aux informations en les rapprochant le plus possible de celles de ses équipes commerciales. L'ARCEP sera associée au contrôle de cette injonction. 

- prendre toutes les mesures nécessaires utiles pour faire cesser les pratiques de remises fidélisantes visées au grief 3 et de s'abstenir à l'avenir de mettre en œuvre des pratiques ayant un objet ou des effets équivalents.

Orange devra notamment dans un délai de trois (3) mois à compter de la notification de la présente décision : 

o modifier les modalités de calcul des frais de résiliation liés à la souscription de la remise « privilège » afin qu'au-delà de la période initiale d'engagement de 24 ou 36 mois, ces frais n'excèdent pas le remboursement des contreparties objectives, par exemple la subvention du renouvellement du terminal, et proposer la modification des contrats en cours à cette fin ; 
o assurer, à tout moment, une information claire de ses clients sur les dates de fin d'engagement de leurs lignes ;
o permettre aux clients de connaître aisément le montant des frais de résiliation de l'ensemble de leurs lignes.

- cesser de pratiquer la remise d'exclusivité visée par le grief 4 et s'abstenir de mettre en œuvre toute pratique ayant un objet ou un effet équivalent.

Décision de l’Autorité de la concurrence n°15-D-20 du 17 décembre 2015 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des communications électroniques.

    

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