Déséquilibre significatif : condamnation d’une centrale de référencement de la distribution alimentaire.
Le fait d'imposer des réductions de prix, unilatéralement ou par l'usage de menaces ou de moyens de rétorsion, non convenues dans la convention cadre annuelle, sans aucune contrepartie, bouleverse nécessairement de manière significative l'équilibre des droits et obligations des parties.
L’arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris le 16 mai 2018 est intéressant à plusieurs égards.
Il s’agit d’abord d’un arrêt rendu suite à l’intervention du ministre de l’économie faisant suite à une enquête de la DGCCRF, aux fins de condamnation d’une centrale de référencement dans le secteur de la grande distribution alimentaire. On rappellera, pour mémoire, que suite à des actions du ministre de l’économie certaines enseignes ont pu être condamnées dans ce secteur (en ce sens, Cass. com., 4 octobre 2016, n° 14-28.013 ; Cass.com 25 janv. 2017, n° 15-23.547). Ensuite, l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris le 16 mai 2018 donne un exemple d’illustration d’une pratique de déséquilibre significatif à raison de l’imposition par une centrale de référencement de réductions de prix, de manière unilatérale et sans contrepartie.
En l’espèce, il s’agissait d’une relation entre, d’une part, une centrale de services et de référencement d’un groupement coopératif de commerçants indépendants qui exploitent des magasins (ci-après la « Centrale »), et d’autre part, des fournisseurs nationaux avec lesquels la centrale négociait des conventions annuelles au bénéfice des adhérents et acheteurs qui sont les magasins et les centrales régionales.
Au cours de l'année 2014, la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) a diligenté des enquêtes dans différentes régions auprès de plusieurs fournisseurs de la Centrale, portant sur les négociations commerciales pour l'année 2014.
A la suite de ces contrôles et des conclusions de l'enquête, le ministre de l'économie a assigné la Centrale devant le Tribunal de commerce de Paris, sur le fondement de l'article L. 442-6, I, 2° du Code de commerce.
Pour mémoire cet article prohibe le fait de « soumettre ou de tenter de soumettre un partenaire commercial à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties ».
Par jugement du 21 novembre 2016, le Tribunal de commerce de Paris a débouté le ministre de l'économie de toutes ses demandes.
Le ministre de l’économie a fait appel de ce jugement aux fins de voir et soutenait notamment que :
- L.442-6, I, 2° du Code de commerce s'appliquait également aux pratiques commerciales et non pas aux seules clauses présentes dans les contrats ;
- qu'un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties pouvait résulter des modalités de détermination du prix entre les parties, dès lors que ces modalités ne résultaient pas d'une négociation entre les parties ;
- qu'il était indifférent, pour constater l'existence d'une soumission ou d'une tentative de soumission à un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties, que les avantages financiers obtenus par la Centrale aient éventuellement été répercutés sous forme de réductions de prix accordées aux consommateurs ;
- et que les pratiques consistant à obtenir ou à tenter d'obtenir des fournisseurs des avantages financiers additionnels, sous différentes formes, hors du cadre de la convention annuelle, sans engagement réciproque et au moyen de menaces ou pressions parfois suivies d'effets, sont constitutives d'une soumission ou d'une tentative de soumission à un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties au profit de la Centrale et au détriment de ses fournisseurs.
En vertu de l’article L. 442-6, I, 2° du Code de commerce dont il réclamait l’application, le ministre de l’économie demandait la condamnation de la Centrale notamment :
- à cesser les pratiques susvisées ;
- au paiement d’une amende civile de 2 millions d'euros ;
- à publier pendant 6 mois à compter de la signification du jugement à intervenir, le dispositif dudit jugement sur son site internet ainsi que dans trois quotidiens nationaux.
Avant de procéder à l’examen des pratiques entre la Centrale et plusieurs de ses fournisseurs, la Cour d’appel rappelle, s’agissant du déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties, que :
« Les deux éléments constitutifs de cette pratique restrictive de concurrence sont, en premier lieu, la soumission ou la tentative de soumission et, en second lieu, l'existence d'obligations créant un déséquilibre significatif. L'élément de soumission ou de tentative de soumission de la pratique de déséquilibre significatif implique la démonstration de l'absence de négociation effective, l'usage de menaces ou de mesures de rétorsion visant à forcer l'acceptation impliquant cette absence de négociation effective. L'existence d'obligations créant un déséquilibre significatif peut notamment se déduire d'une absence totale de réciprocité ou de contrepartie à une obligation, ou encore d'une disproportion importante entre les obligations respectives des parties.
Les pratiques sont appréciées dans leur contexte, au regard de l'économie de la relation contractuelle. La preuve d'un rééquilibrage du contrat par une autre clause ou pratique incombe à l'entreprise mise en cause, sans que l'on puisse considérer qu'il y a inversion de la charge de la preuve. Enfin, les effets des pratiques n'ont pas à être pris en compte ou recherchés. »
Concernant plus précisément les relations entre un fournisseur et un distributeur, la Cour d’appel énonce :
« Ainsi, dans les rapports noués entre un fournisseur et un distributeur, le déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties s'apprécie au regard de la convention écrite prévue par l'article L 441-7 du code de commerce, laquelle précise les obligations auxquelles se sont engagées les parties et fixe, notamment, les conditions de l'opération de vente des produits ou des prestations de services, comprenant les réductions de prix, telles qu'elles résultent de la négociation commerciale qui s'opère dans le respect de l'article L. 441-6 de ce code. La fixation du prix est le résultat des obligations réciproques prises par le fournisseur et le distributeur au cours de la négociation commerciale et la réduction de prix accordée par le fournisseur doit avoir pour cause l'obligation prise par le distributeur à l'égard du fournisseur.
Ces principes s'appliquent également aux négociations sur le prix des produits réouvertes ultérieurement à la signature du contrat cadre annuel.
Ainsi, le fait d'imposer des réductions de prix, unilatéralement ou par l'usage de menaces ou de moyens de rétorsion, non convenues dans la convention cadre annuelle, sans aucune contrepartie, bouleverse nécessairement de manière significative l'équilibre des droits et obligations des parties. »
Sur l’examen des pratiques de la Centrale vis-à-vis de huit fournisseurs, la Cour d’appel va caractériser le déséquilibre significatif à l’égard de deux d’entre eux, ayant précisément imposé des réductions de prix unilatéralement.
Concernant un des deux fournisseurs, la Cour relève d’abord que la baisse de 5% sur 12 des références du fournisseur, pour laquelle la Centrale a obtenu partiellement gain de cause, « elles ne peuvent caractériser l'infraction reprochée, celles-ci ayant été le fruit d'un accord entre les parties non contesté par le fournisseur », le fournisseur ne faisant pas état « de menaces de la [Centrale] dans l'hypothèse d'un refus de sa part ».
En revanche, la Cour constate que le fournisseur avait refusé des demandes de promotions supplémentaires formulées par la Centrale et que pour deux de ces références, la Centrale « a tout de même appliqué unilatéralement, sans en informer son fournisseur, les réductions promotionnelles et a émis des notes de débit ».
Aussi, selon la Cour «le fait d'imposer sans l'accord [du fournisseur] des codes promotionnels sur deux produits ainsi que des notes de débit caractérise une absence totale de négociation entre les parties sur ce point et donc une soumission à une obligation, en l'espèce une réduction de prix de 5%, de son partenaire commercial par la [Centrale] ».
Pour caractériser la pratique restrictive de déséquilibre significatif, les juges du fond relèvent que la Centrale « ne prétend pas avoir consenti une contrepartie ni avoir rééquilibré les rapports contractuels entre les parties du fait de son application unilatérale de réductions de prix non acceptées. », ce qui illustre l’approche globale dans l’appréciation du déséquilibre significatif.
Concernant l’autre fournisseur à l’égard duquel la Cour d’appel de Paris fait application du déséquilibre significatif en sa faveur, la Cour relève que la Centrale avait demandé à son fournisseur une remise à hauteur de 2% de son chiffre d'affaires réalisé avec elle. La Centrale avait finalement obtenu de son fournisseur une remise sur facture sur plusieurs produits, après que la Centrale ait interdit à son Fournisseur, pendant la période de Pâques, l'accès à ses magasins et l'ait menacée de déréférencement partiel.
Cette pratique caractérise selon la Cour d’appel « l'absence de réelle négociation entre les parties sur ces points, et donc la soumission par la [Centrale] [du fournisseur] à une obligation, en l'espèce, l'obtention de remises sur le prix de trois références […] et une demande de compensation de 2% du chiffre d'affaires ».
De la même manière que pour le fournisseur précédent victime d’un déséquilibre significatif, il est relevé que la Centrale « a obtenu de [son fournisseur] ces tarifs promotionnels sans aucune contrepartie et qu'elle n'a pas rééquilibré les droits et obligations entre elles ».
S’agissant de la sanction, la Cour d’appel ne fait pas entièrement droit à la demande du ministre qui sollicitait la condamnation de la Centrale au paiement d'une amende civile d'un montant de 2.000.000 € et condamne la Centrale au paiement d'une amende civile de 300.000 €, « compte tenu du caractère très ponctuel des pratiques incriminées, de leur ampleur limitée, et enfin de la part de marché de la [Centrale] en 2014 dans le secteur de la grande distribution de 10% ». Ces pratiques avaient en effet été constatées sur une courte période, au cours de l'année 2014.
CA Paris, 16 Mai 2018, n° 17/11187
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