Private enforcement : prescription de l’action en cas de condamnation non définitive
La CJUE précise les règles applicables en matière de prescription dans le cadre d’une action en private enforcement faisant suite à une décision de condamnation non définitive.
En 2020, Heureka Group a.s., une entreprise tchèque spécialisée dans les services de comparaison des prix, a intenté une action en dommages et intérêts devant le juge tchèque contre Google alléguant que Google avait abusé de sa position dominante en favorisant son propre service de comparaison de prix dans les résultats de recherche, lui causant ainsi un préjudice.En défense, Google a fait valoir que, selon les règles de prescription du droit tchèque, le délai de prescription de trois ans, applicable en l’espèce, avait commencé à courir dès que Heureka avait pris connaissance du dommage et de l’identité de l’auteur de l’infraction, soit bien avant sa condamnation par la Commission européenne, ce qui rendrait le droit à réparation de Heureka prescrit pour une partie de la période concernée par l’infraction.
Plusieurs dates clés doivent ici être prise en compte :
- En novembre 2010, la commission européenne a publié un communiqué de presse informant le public de l’ouverture d’une procédure concernant un éventuel abus de position dominante de Google dans le domaine de la recherche en ligne ;
- La décision de sanction de la commission européenne est intervenue le 27 juin 2017, à cette date l’infraction était toujours en cours ;
- La loi Tchèque visant à transposer la directive 2014/104 n’est entrée en vigueur que le 1er septembre 2017 (notons que le délai de transposition expirait le 27 décembre 2016) ;
- Un recours contre la décision de condamnation a été introduit le 11 septembre 2017 ;
- Le résumé de la décision de condamnation n’a fait l’objet d’une publication au JOUE que le 12 janvier 2018 ;
- A ce jour, le recours en annulation est toujours pendant de sorte que la décision n’est pas définitive.
Dans ces conditions le juge tchèque, saisi du recours, a interrogé la Cour de justice de l'Union européenne sur la compatibilité du délai de prescription tchèque applicable en l’espèce avec le droit de l’Union.
S’agissant des principes relevés par la CJUE encadrant le délai de prescription :
- Le délai de prescription ne saurait commencer à courir avant que l’infraction concernée n’ait pris fin.
Aussi, compte tenu de la complexité de la quantification du préjudice dans des affaires relevant du droit de la concurrence lorsque l’infraction est toujours en cours, le fait d’exiger de la personne lésée qu’elle augmente progressivement le montant de l’indemnité réclamée en fonction des dommages supplémentaires résultant de cette infraction rendrait l’exercice du droit à réparation intégrale pratiquement impossible ou excessivement difficile.
- La date de publication de la condamnation au JOUE marque le moment à partir duquel il peut raisonnablement être considéré que la personne lésée a pris connaissance des informations indispensables pour introduire son action indemnitaire.
Il appartient donc à la personne contre laquelle l’action en dommages et intérêts est introduite de démontrer que la personne lésée a pu prendre connaissance de ces éléments avant la date de publication au JOUE.
S’agissant des actions introduites à la suite d’une décision n’ayant pas encore acquis un caractère définitif :
- Il a lieu de rappeler que les actes des institutions de l’UE jouissent en principe d’une présomption de légalité, et produisent ainsi des effets juridiques aussi longtemps qu’ils n’ont pas été annulés ou retirés.
Aussi, une personne lésée peut s’appuyer sur les constats figurant dans une décision non définitive de la commission européenne pour étayer son recours. L’article 102 du TFUE et le principe d’effectivité n’exigent pas que le délai de prescription soit suspendu jusqu’au moment où la décision devient définitive.
Dans ce contexte, quel que soit le moment auquel il peut être considéré que Heureka a pris connaissance des informations indispensables pour l’introduction de son recours en dommages et intérêts, que ce moment soit la date de la publication du résumé de la décision au Journal officiel de l’Union européenne ou un moment antérieur à cette date, le délai de prescription n’a pu commencer à courir avant le 27 juin 2017 puisque l’infraction alléguée en cause au principal n’avait pas pris fin à cette dernière date.
Il s’ensuit que, à la date d’expiration du délai de transposition de la directive 2014/104, à savoir le 27 décembre 2016, non seulement le délai de prescription n’était pas expiré, mais il n’avait même pas encore commencé à courir.
Dès lors, selon la CJUE, la situation en cause au principal n’était pas acquise avant l’expiration du délai de transposition de cette directive, de sorte que l’article 10 de ladite directive est applicable ratione temporis.
Par conséquent, la CJUE considère que l’article 10 de la directive 2014/104/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 novembre 2014, relative à certaines règles régissant les actions en dommages et intérêts en droit national pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence des États membres et de l’Union européenne, ainsi que l’article 102 TFUE et le principe d’effectivité, doivent être interprétés en ce sens que :
ils s’opposent à une réglementation nationale, telle qu’interprétée par les juridictions nationales compétentes, qui prévoit un délai de prescription de trois ans applicable aux recours en dommages et intérêts pour des infractions continues aux règles du droit de la concurrence de l’Union qui :
- commence à courir, indépendamment et séparément pour chaque dommage partiel résultant d’une telle infraction, à partir du moment auquel la personne lésée a pris connaissance ou peut raisonnablement être considérée comme ayant pris connaissance du fait qu’elle a subi un tel dommage partiel ainsi que de l’identité de la personne qui est tenue à la réparation de celui-ci, sans que la personne lésée ait pris connaissance du fait que le comportement concerné constitue une infraction aux règles de la concurrence et sans que cette infraction ait pris fin, et
- ne peut être ni suspendu ni interrompu au cours de l’enquête de la Commission européenne concernant une telle infraction.
En outre, l’article 10 de la directive 2014/104 s’oppose également à une telle réglementation dans la mesure où celle-ci ne prévoit pas que le délai de prescription soit suspendu, à tout le moins, jusqu’à un an après la date à laquelle la décision constatant cette même infraction est devenue définitive.
(CJUE, 18 avril 2024, aff. C-605/21)
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